Retour sur une visite au Musée Paul-Dupuy
Le 12 mai dernier, quelques couturières visitaient l'exposition «Parement d'autel du XIVe siècle». Rien dans le titre qui prédispose vraiment des amatrices de travaux d'aiguille à passer une belle après-midi dans les salles du musée... c'est un titre fait pour repousser le chaland que ce titre-là ! Rien qui vous fait imaginer qu'il s'agit de broderies exceptionnelles. Une exposition qui, à priori, serait destinée aux férus d'histoire religieuse, ou/et d'histoire médiévale. Les conservateurs, qui ont fait par ailleurs un travail remarquable de mise en contexte de ces broderies et qui ont édité un catalogue très complet et très agréable à lire, auraient pu faire l'effort de trouver un titre plus, comment dire, plus «grand public»... comme par exemple : «Broderies religieuses du XIVe siècle» qui dise des choses compréhensibles par tout le monde. Ce n'eut pas été vraiment déchoir, et cela eut mieux décrit le contenu. De plus, il faut préciser que deux extraordinaires capes épiscopales brodées accompagnent le fameux parement d'autel, mais cela non plus n'apparait pas dans le titre...
Depuis cette visite, j'ai parlé de cette exposition à de nombreuses toulousaines (amatrices d'art ET de travaux d'aiguilles) qui ignoraient son existence. C'est tout dire. Voilà pour la critique, mais elle me pesait.
Un point - parmi d'autres - a retenu notre attention : la broderie, au XIVe siècle était pratiquée par des hommes dont c'était le métier. Il s'agissait d'un métier hiérarchisé où l'on entrait comme apprenti, puis on exerçait comme valet, éventuellement on devenait ensuite maitre et on pouvait alors diriger un atelier. Ce métier faisait partie de la confrérie qui regroupait en son sein les peintres, les verriers, les imagiers, c'est-à-dire tous les gens d'image. Les brodeurs étaient une soixantaine à Toulouse, au XIVe siècle et leur nombre a augmenté jusqu'au courant du XVIIIe siècle.
Les confréries professionnelles avaient plusieurs rôles : dévotion religieuse, entraide charitable (il n'y avait pas d'assurance maladie à l'époque, ni d'assurance chômage, ni d'assurance tout court, d'ailleurs), entraide professionnelle (prêts, organisation du métier, validation professionnelle, notamment de l'apprentissage), et aussi protection du consommateur par la surveillance de la qualité du travail, dans le cas des brodeurs en garantissant par exemple le nombre de fils d'or ou de soie employés.
Comment connait-on les brodeurs toulousains ? par des actes notariés, essentiellement. Ces actes écrits par un notaire étaient des contrats de toutes sortes : contrat d'apprentissage, grosses commandes, baux commerciaux, testaments, contrats de mariage. À Toulouse, les brodeurs étaient groupés en centre ville, rue des Filatiers, rue des Paradoux. Brodeur était un métier de l'industrie textile, c'était un métier du luxe même si c'était une profession somme toute modeste, dans laquelle on ne faisait pas fortune.
La clientèle des brodeurs était assez variée : des ecclésiastiques, les couvents, les églises, pour les parements liturgiques et les vêtements d'apparat, mais aussi les particuliers pour décorer leurs maisons avec des tentures brodées, des dessus de coffres, des garnitures de lit. Au XIVe siècle, les Toulousains appréciaient les tentures de couleurs vives, des coussins chamarrés. Les Toulousains aimaient aussi suivre la mode et enrichir leur vêtement avec des accessoires comme des ceintures, des aumônières, des petits sacs, des parements amovibles de vêtements (col, manche, capelet), des chapeaux, etc. Et bien sûr les officiers civils et militaires qui commandaient des drapeaux, des insignes, des ornements de prestige.
Mais pourquoi diable un métier exclusivement masculin ? Et bien précisément parce que c'était un métier. C'est-à-dire qu'il y avait un apprentissage assez long, de 4 à 5 ans, qu'il était indispensable de sortir du cadre strictement familial (dans beaucoup de confréries, il était interdit d'apprendre le métier auprès de son père), qu'il pouvait même être nécessaire d'aller dans une autre ville pour compléter cet apprentissage. S'il arrivait, comme dans le nord de la France que des femmes travaillaient dans des ateliers de brodeurs, et dans ce cas il s'agissait le plus souvent de l'épouse ou de la fille, c'était comme «aide» mais jamais comme apprentie, ni «valette» ou ouvrière car ces titres étaient en soi source de droits professionnels - et aussi de devoirs extra-familiaux et extra-conjugaux, alors que les femmes ne pouvaient agir que dans le cadre familial et conjugal. Broder au XIVe siècle était donc essentiellement une activité marchande qui impliquait la liberté de contracter, ce que ne pouvait pas faire les femmes.
La broderie est devenue une activité féminine - un « joli passe-temps» quasiment gratuit - quand l'industrie textile s'est diversifiée et notamment lorsque l'impression sur tissu s'est développée, dans le courant du XVIIIe et surtout au XIXe siècle, procurant d'autres sources plus abondantes de tissus «illustrés». Et puis aussi la mode vestimentaire s'est faite plus sévère au cours du XIXe siècle, surtout pour les hommes. La broderie s'est réfugiée dans l'intime : la garniture de linge de nuit, du linge de table, quelques motifs sur la robe. Les matériaux se sont appauvris : fil de soie majoritairement remplacé par le coton, disparu le fil d'or. La virtuosité et la méticulosité ont remplacé la création.
Apprendre à broder est devenu apprendre à recopier auprès de la mère de famille - ou des maitresses d'école - des modèles pré-établis - les fameux marquoirs des petites filles du début du XXe siècle, c'est-à-dire une forme appauvrie, restreinte au point de croix, à l'alphabet ou à des dessins simples : petits ouvrages certes attendrissants ! La broderie est devenue alors le signe du temps disponible des femmes, dans le cadre de la vie domestique uniquement. Elle est devenue un «ouvrage de dame», une activité de loisirs dévalorisée. C'est bien dommage.
Pendant ce temps-là, la broderie de création s'était réfugiée dans quelques ateliers parisiens de haute-couture. Mais, mais... comme les femmes ont désormais accès à la formation professionnelle, aux écoles d'art, la broderie redevient un art de création... et reprend place auprès de la peinture, de la sculpture, des arts plastiques en général car les possibilités artistiques du textile sont immenses. Nous en reparlerons une autre fois.
Bref, pour ce fameux «Parement d'autel», il s'agit d'une exposition remarquable de trois pièces brodées qui sont rarement montrées au public en raison de leur fragilité, et accompagnées de quelques œuvres (sculptures, enluminures) destinées à éclairer le contexte artistique de cette époque lointaine. À voir jusqu'au 18 juin.
Additif :
- Pour mieux connaitre et apprécier la broderie médiévale, le livre de Françoise Sur - La Chape de Saint-Louis d'Anjou, trésor textile du XIIIe siècle de l'opus anglicanum à la basilique Sainte-Marie-Madeleine de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume - (ne pas se laisser dérouter par le titre archi-sérieux...) édité par Somogy, 2013