Kamui-den
Le manga «Kamui-Den» de Sanpei Shirato relate les destins entrecroisés de trois personnages de l'époque Edo (1603-1868) au Japon, avec son système opprimant de castes très cloisonnées, régies par de nombreux interdits.
Il y a Kamui, le héros éponyme, un «non-humain», sorte de paria ou d'intouchable au plus bas de la société, caste assignée aux tâches les plus réprouvées, les plus honteuses, qui choisit de devenir un ninja, c'est-à-dire un mercenaire masqué, tout vêtu de noir, passé maitre dans les techniques de dissimulation, d'escrime et de toutes sortes de combats. À noter que la caste des parias, qui a été abolie à la fin du 19e siècle, apparait très peu dans la production artistique japonaise. Il y a Ryûnoshin, qui bien que né dans une caste privilégiée, se retrouve «déchu» et devient rônin, un de ces nombreux guerriers errants qui ont nourri une vaste littérature populaire japonaise par leurs faits et gestes. Jusque-là, c'est du manga pur et dur avec de nombreux combats, des duels au sabre, des arts martiaux très virevoltants, bref, rien de très textile, me direz-vous...
Et il y a Shosûké, un domestique ou serf (la classe sociale juste au-dessus des parias) qui a l'ambition de devenir paysan indépendant. Pour y arriver dans une société rigide où il est quasiment impossible de sortir de sa caste par le haut, comme il n'a ni terre, ni outils, ni famille paysanne qui pourrait le soutenir, il n'a qu'une solution : se servir de ses talents personnels, de ses connaissances, de son goût pour l'innovation : il introduit la culture du coton et celle du vers à soie dans son village, en bousculant au passage les clivages de castes, en créant de nouvelles solidarités.
Partout dans le monde, du 16e au 19e siècle, la culture du coton se développe ; le cas esclavagiste américain est bien connu en Europe qui était sa principale destination d'exportation, alors que le coton japonais était surtout destiné aux Japonais, puisque le Japon s'était fermé au commerce international. C'est de plus une production «industrialisante» puisque tout un secteur d'activité y a pris sa source et a généré à son tour de la richesse.
Au Japon, comme partout dans le monde, le coton, en dépit de l'intensité du travail agricole qu'il réclame, était d'un prix modique et il a bousculé les lois somptuaires qui régissaient l'habillement de chacun. La relative facilité de sa mise en œuvre industrielle ou artisanale (filature, tissage, teinture), la facilité de son entretien ont également été de grands atouts de son succès pour habiller l'humanité. Des lois somptuaires, il est également question dans ce manga, à propos de vêtements que les différents protagonistes ont le droit de porter ou non, selon leur rang social.
Ce manga, œuvre de Sanpei Shirato, précurseur du roman graphique, est finalement très textile ; c'est aussi un manga historique, dont l'action se situe globalement autour des années du grand incendie d'Edo, en 1657. Ce dessinateur, né en 1932 a subi dans sa jeunesse l'oppression croissante du nationalisme militariste japonais, jusqu'à la chute finale, en 1945. Il devient mangaka en 1957 et se fait assez rapidement apprécier dans les milieux d'amateurs japonais qui louaient les mangas dans les kashibon, petites librairies de prêt de littérature populaire. Grâce à son style de réalisme narratif et graphique, dans lequel les scènes de violences ne sont jamais gratuites, et à ses choix politiques inspirés par la lutte des classes marxiste, il dépeint une chronique sociale historique très intense et il est tout de suite salué, dès sa publication japonaise en 1964, comme l'auteur d'un chef-d'œuvre. Le public des mangas ne manque pas d'établir un parallèle entre la période contemporaine et la période historique Edo.
En effet, au cours des années 1960, le Japon vaincu et désarmé reprend une place honorable sur la scène internationale, il a retrouvé une pleine souveraineté après la période d'occupation américaine, la prospérité économique revient dans une société civile qui veut ardemment la paix et le bien-être ; c'est aussi une période de révoltes estudiantines des jeunes nés après la guerre, de contestation sociale contre les immobilismes japonais. Sans oublier le fulgurant apport des innovations techniques qui transforment profondément la vie quotidienne des Japonais. Autre trait comparable avec le Japon de la période Edo, le Japon contemporain n'a pas non plus de ressources d'exportation, sa seule ressource est le travail humain et son agriculture ingrate ne repose que sur le labeur acharné des paysans.
C'est donc dans un tel contexte historique que Shosûké arrive à convaincre son entourage de la valeur du coton et de la soie et nous entraine dans ses aventures palpitantes. Autour de ces trois personnages placés dans la période Edo, Sanpei Shirato fournit de très nombreux détails ethnologiques et historiques (par exemple les répressions anti-chrétiennes, ou encore les efforts des marchands pour sortir du système féodal) avec un souci permanent de reconstitution historique, portée par un trait noir et énergique, sans jamais sacrifier les lois du genre manga.
Actuellement au Japon, l'histoire de la culture du coton continue : il est appelé à la rescousse sur les terres polluées de Fukushima.
Kamui-den - par Sanpei Shirato - édition française par Sensei en 1982
en 4 volumes d'environ 1500 pages chacun...
se lit de droite à gauche, comme tous les mangas.
Et voici un autre article sur le coton au Japon : «Le goût du coton : culture matérielle, politique et consommation dans le Japon des Tokugawa...» de Beverly Lemire et Guillaume Ratel, publié en 2013.
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